"sauver le climat"
Je me rappelle une interview d’il n’y a pas trop longtemps avec un Canadien ou un Britannique, cela m’échappe, qui fit l’éloge de Milan. Une ville superbe, selon lui, qui n’avait qu’un défaut : que l’on n’y puisse pas en tout lieu et à tout moment se débrouiller en anglais. Amsterdam par contre, là il avait pu vivre et travailler pendant plus de dix ans, sans que jamais il eût besoin d’apprendre un seul mot de néerlandais.
Bizarre, quelqu’un qui se vante d’avoir vécu dans une ville pendant plus de dix ans, sans avoir fait le moindre effort pour communiquer tant soit peu dans la langue locale. Toutefois, Amsterdam – ou Bruxelles pour ma part – est une ville où se rencontrent des gens du monde entier : habitants et nouveaux arrivants, étudiants, fonctionnaires internationaux, travailleurs et personnes d’affaires, bref les représentants humains (f/m) des procès de globalisation des décennies passées. Dans pareilles métropoles, il n’y a plus de lien évident entre le lieu et la langue que l’on y parle. Certaines villes ressemblent même dans leur ensemble à des non-lieux, des endroits sans caractéristiques, des lieux sans saveur ni odeur, tel un aéroport, une gare ou un centre commercial. De même, l’anglais qui semble aller de pair avec ces lieux n’est pas de l’anglais proprement dit. Il s’agit plutôt d’une sorte de code pour les non-anglophones. Je me rappelle des échanges Erasmus où étudiants et enseignants néerlandais, allemands, italiens et espagnols se comprenaient dans un anglais approximatif que les participantes (m/f) britanniques peinaient à suivre, tandis qu’elles étaient pratiquement incompréhensibles pour les autres dans leur argot de native speaker.
Je me demande si l’emploi conscient de ce genre d’anglais maladroit soit un acte de gaucherie ou de conscience de soi. Chaque jour, lorsque j’ouvre ma tablette, le slogan In search of incredible me confronte. Et plusieurs jours de suite mon journal me montrait une pub d’automobile portant le texte – racoleur sans doute – We are all made of wild. Est-ce de la maladresse, ou par contre l’expression de l’ estimation confiante « On s’en fout du bon anglais ; nos lecteurs comprennent le message » ? Quoi qu’il en soit, on adresse donc les lecteurs d’un journal pour le reste entièrement francophone dans une sorte d’anglais cassé. (Entièrement francophone ? Beh, on y trouve aussi des titres tels que « Ces labels qui boostent les produits du terroir ».) Jadis, on aurait parlé d’une manifestation d’impérialisme culturel anglo-saxon. De nos jours, on vous dit que cet anglais approximatif des gares et des centres commerciaux est la lingua franca du capitalisme mondialisé. (Je me demande ce qui se passera en la matière du moment que le capitalisme global ne soit plus dirigé depuis les États Unis, mais depuis la Chine.)
Pour celui qui veut résister à cet impérialisme culturel étatsunien, le problème serait: faut-il repousser cette langue véhiculaire du capitalisme mondial (c’est ce qu’essaie de faire assez conséquemment Le monde diplomatique), ou est-il au contraire subversif de développer – dans certaines marges de compréhensibilité – un idiome tout particulier de l’anglais ? La question éternelle: est-ce que le médium définit ce que l’on peut dire, ou par contre est-il possible de plier et de casser une langue de sorte qu’elle devienne un médium propre et personnel, une sorte d’idiosyncrasie communicative ? La créolisation des patois urbains en Europe occidentale semble suggérer ce dernier.
Tout ceci me vint à l’esprit au moment de voir encore une série de photos d’écoliers belges pendant leurs manifestations pour « sauver le climat ». Quelque soit leur langue natale, ils/elles portaient des slogans mélangeant joyeusement phrases et mots en néerlandais, français et anglais-mondialisé : Arrête de niquer ta mer – Eat pussy, not cows, mais aussi Eat dick, not microplastic – Phoque le réchauffement climatique – There is no planète B – Change the politics, not the climate – 15 mars 2019 Global Strike for Future. Sans doute, les jeunes pour qui ce genre de mixage linguistique est tout à fait évident, estimeront le concept d’impérialisme culturel totalement dépassé, sinon complètement inconnu.
Dans les média que je consulte, les écoliers qui font l’école buissonnière bénéficient de beaucoup de compréhension et de sympathie. Le pdg France de la Walt Disney Company déclare sans aucune ironie apparente : « Et puis, les enfants qui descendent en ce moment dans la rue, j’ai presque envie de les appeler la génération Disneynature . » (Le Soir, 19 mars 2019) Même une éditorialiste d’habitude assez sereine comme Béatrice Delvaux ne se retient pas dans son Édito à la Une du Soir (22 février 2019) : « Il y a quelque chose d’improbable, il y a quelque chose de magique, il y a quelque chose d’émouvant dans ce que nous avons vu jeudi à Bruxelles. Quelque chose d’historique aussi. Quatre jeunes filles de 16 et 17 ans qui se dressent, haranguent le monde, tancent ceux qui les prennent pour « des marionnettes qui ne peuvent penser par elles-mêmes » et leur disent leurs quatre vérités. [-] Ce jeudi, nous avions devant nous des filles de cette Antigone de Sophocle, qui veut accomplir une mission et refuse la logique des gouvernants. »
Bon, je ne veux pas jouer le vieux canasson cynique : super que des ados s’engagent pour la bonne cause. En plus, l’excitation de sécher les cours, le plaisir d’entreprendre des actions en groupe, la satisfaction d’atteindre les média avec ses slogans drôles, … qu’y a-t-il de plus beau que la combinaison d’engagement et de joie ? Se battre pour un monde meilleur fait que l’on se sente mieux également.
Mais alors, comment ça, la bonne cause, un monde meilleur, sauver la planète ? De quelle manière ? La plupart des jeunes à qui l’on donne la parole dans les média ne cessent de répéter que ce mouvement climatique n’est pas politique – mais en même temps ils exigent que « la politique » agisse et prenne des mesures pour une politique climatique plus ferme. Évidemment un tel appel « apolitique » à « la politique » ouvre la voie à une récupération par le monde des affaires. Si les gouvernements belges (la politique) sont à l’écoute d’un groupe sociétal en particulier, il s’agit bien du monde des affaires (apolitique selon ses propres dires). Et ceux qui au fond décident des règles du jeu ont tout intérêt à minimiser tout conflit éventuel, à le rendre même inimaginable. Si tu ne veux pas que tes intérêts soient contestés, renie que la lutte ou le conflit soit une option. Pas surprenant donc, que soudainement les dirigeants de quelques grandes entreprises (Unilever, Delhaize, Umicore, Proximus, Colruyt, …), en combinaison avec des holdings médiatiques et des agences de publicité, aient lancé leur propre initiative « apolitique » : Sign for my future. Apolitique, parce que bien qu’ils réclament des aides d’Etat à leur « transition », les intérêts ou le rôle de leurs entreprises dans la production de la pollution ne sont jamais mis en cause. Tout de suite, De Standaard annonca une interview de trois pages avec la ceo d’Unilever Belux sous le titre ‘Hoe Unilever de planeet wil redden’. Cela s’appelle greenwashing : s’approprier une image verte, sans remédier quoi que ce soit à ses propres activités ou investissements polluants. Comment prendre au sérieux l’engagement des dirigeants de BNP Paribas Fortis ou KBC (avec des investissements géants dans l’exploitation de sources d’énergie fossiles), de JCDecaux (distributeur mondial de pub pour encore plus de consommation), EDF Luminus (la destruction de forêts pour faire place à l’implantation de terrains d’éoliennes), ou KPMG (consultant mondial en matière d’évasion fiscale) ?
Bien que les manifestations climatiques soient donc présentées comme apolitique, on compte tout de même sur « le gouvernement » (d’ailleurs déjà fort nombreux en Belgique) ou « la politique » pour apporter des solutions. « En attendant que la classe politique se bouge … Nous sortirons de nos classes ». La classe politique devrait donc se mettre en marche. Pour quoi faire ? Ce qui revient toujours dans les apparitions médiatiques des jeunes manifestants : ils et elles ont peur. Peur de quoi ? Ce n’est pas toujours très clair. Peur qu’avec la montée du niveau des océans des inondations submergent le pays ? Peur que la sécheresse croissante et durable fasse périr les forêts ? Peur que les ouragans, la désertification et la famine forcent encore plus de gens à fuir vers l’Europe ?
Si c’est tout cela qui effraie les manifestants, il faudrait souligner qu’en effet il ne s’agit pas de phénomènes « naturels », mais bien de résultats d’actes politiques. Les choix qu’il faut faire (en tant qu’individu, citoyen, gouvernement) pour diminuer radicalement l’émission de gaz à effet de serre, aussi bien que pour gérer les impacts d’un changement climatique, sont des décisions politiques. Une approche qui dissimule les aspects politiques du problème, renforce la position de ceux qui sont au pouvoir et obscure la possibilité d’imposer des changements systémiques. Prenons l’exemple des réfugiés climatiques, ceux et celles pour qui les effets du changement climatique ont rendu la vie impossible. Non seulement les famines sont assez souvent le fruit de décisions politico-économiques (l’importation lourdement subsidiée d’excédents alimentaires Européens, qui rend l’agriculture locale non viable ; l’expulsion de fermiers et de bergers afin de construire sur leur terres d’énormes terrains de panneaux solaires ; le détournement de sources et de voies d’eau vers des enclaves clôturées de colons ; des chalutiers géants qui pillent sur une échelle industrielle les pêcheries aux large de la côte au grand dam des pêcheurs locaux) ; une approche apolitique obscure également que la terre produit assez de nourriture pour toute la population mondiale, mais que la répartition en est tellement inéquitable que des millions de gens crèvent de faim. Même les effets d’inondations ou d’ouragans sont largement le produit de choix politiques (voir les impacts du tremblement de terre et du tsunami à Fukushima, mars 2011 ; voir la différence d’impact de l’ouragan Irma sur Cuba ou aux États-Unis, 2017). Bien que la nature et l’intensité de changements climatiques soient qualifiées par le niveau de CO2 dans l’atmosphère, leur impact sur la terre et ses habitants humains et non-humains est largement déterminé par des structures de pouvoir et des décisions politiques. Le choix européen d’accueillir les réfugiés climatiques en transformant la Méditerranée en cimetière géant n’en est qu’une expression extrême.
En ce qui concerne la gestion des causes du changement climatique, le gouvernement ou « la politique » ne sont que les outils, les exécutants et les facilitateurs des intérêts des entreprises et de leurs actionnaires. Et ceci non seulement lorsqu’il s’agit des secteurs vraiment polluant, comme l’industrie automobile, le transport aérien ou la logistique. Un seul exemple. Aux Pays-Bas, un lobby d’entrepreneurs dans l’immobilier et de fanatiques des courses automobiles a réussi faire rouvrir le circuit de Zandvoort à des courses Formule 1. La commune veut investir quatre millions d’euros et compte sur la province et l’état pour une même somme. En ce qui concerne les congestions de trafic prévues à cause de l’afflux de spectateurs, le bourgmestre déclara : « Ils n’ont qu’à venir à vélo ». De même, quant aux industries de l’énergie renouvelable, et que ce soit en France, aux Pays-Bas, en Wallonie ou en Flandre, partout des autorités sortent le tapis rouge pour les promoteurs de l’éolien – des entreprises comme Engie Electrabel ou EDF Luminus, les mêmes donc qui tirent des profits importants du secteur nucléaire tant décrié. D’amples subventions publiques, donc de l’argent des contribuables ; la destruction de la nature, des bois et des paysages (que n’aurait pu signifier une telle forêt abattue pour le traitement de l’émission de CO2 ?); la révision de procédures administratives pour que les citoyens ne puissent plus s’opposer aux plans des compagnies d’électricité. Bien sûr il incombe aux gouvernements et à la politique de déterminer et de maintenir des règles contre la pollution et la destruction de l’environnement – pourvu que cela ne mette pas en danger les profits des entreprises et de leurs actionnaires. Par contre, ces derniers revendiquent de la part du gouvernement, donc des contribuables, le support financier de leur « transition » (voir les promoteurs éoliens, voir Sign for my future). Autrement dit, s’attendre à ce que le gouvernement (la politique) lance des plans concrets et efficaces concernant le climat, équivaut tout simplement à demander de pouvoir porter l’argent des impôts aux entreprises qui regardent la transition comme une opportunité de profit pour leurs actionnaires qui justement viennent de profiter de la destruction de l’environnement.
Les entreprises ne pourraient pas avoir une influence tellement néfaste sur le climat, s’il n’y avait pas des consommateurs qui en masse utilisent les produits et services polluants et pollués qui leur sont offerts. Avec « polluant » je veux dire que la production des ces produits et services, la gestion des déchets comprise, a des effets néfastes pour l’environnement, pour les humains, les animaux, les plantes, la terre, les mers et l’air. Mais les consommateurs sont également responsables pour l’achat de biens et de services contaminés, des produits issus de l’exploitation d’enfants, femmes et hommes, et de la destruction de la terre, l’eau et l’habitat dans des régions plus ou moins lointaines. Le rapport récent du WWF sur le rôle de la Belgique dans la déforestation mondiale montre que la consommation belge de viande, de cuir, de cacao, de papier, de huile de palme, de caoutchouc naturel et de bois cause la destruction annuelle de 3,8 millions d’hectares forestières, soit 1,2 fois la taille du pays ou cinq fois la superficie des forêts belges. On pourrait se demander quel avenir les marcheurs pour le climat espèrent donc garantir : celui des riverains du Mékong qui sont menacés par la construction de centrales hydroélectriques, ou des habitants de Madagascar, ou le leur, au moment que se dessine un monde futur moins confortable et abondant que l’état actuel ?
Aux Pays-Bas, en Belgique, en France il y a des verts qui prétendent qu’ils et elles sont au-delà de l’antagonisme entre gauche et droite. La préoccupation de « l’environnement » devrait pouvoir transcender l’opposition entre pauvre et riche, entre exploité et exploitant, bref la lutte sociale. Hélas, depuis des années de nombreuses études démontrent que l’exploitation et l’expulsion de populations locales, et la destruction de leurs moyens de production locaux ont des conséquences directes et indirectes pour l’environnement planétaire. Il suffit de se rappeler les pêcheurs en Afrique, la culture de soja en Amérique du Sud, les bidonvilles dans lesquelles vit la population appauvrie qui en Asie, en Afrique, mais également en Europe de l’Est et du Sud assemble les vêtements, les jouets, l’électronique pour lesquels les consommateurs occidentaux viennent se bousculer, et non seulement chez Primark et Action. Au lieu de misant tout sur le gouvernement, les manifestants climatiques pourraient bien se pencher un peu sur leur propre consommation auprès de Ryanair, Albert Heijn ou le fournisseur le plus bon marché de quoi que ce soit.
Car l’activiste du climat a bien du pouvoir – et une responsabilité – en tant que consommateur. En cela je ne suis pas tout à fait d’accord avec Jean-Baptiste Malet. Dans Solidaire (novembre-décembre 2018) le journaliste français dit : « Nous ne devons pas nous culpabiliser d’utiliser un téléphone portable ou des vêtements qui sont le fruit de l’exploitation des travailleurs. Pour autant, je ne fais pas l’éloge du cynisme et je ne suis absolument pas indifférent à cette exploitation. C’est tout le contraire : je dénonce l’attitude de la bourgeoisie qui tend de plus en plus à nous expliquer que, pour changer le monde, il faut « acheter éthique » et agir individuellement, selon sa morale. Quand un intérimaire précaire achète sa nourriture dans un supermarché premier prix et s’habille avec les vêtements les moins chers, quand vous et moi nous utilisons un téléphone ou un ordinateur pour communiquer ou travailler, je crois que nous ne devons pas nous culpabiliser de cela. Nous ne devons pas nous sentir coupables des rapports de production du capitalisme. Et ce, pour une raison simple : nous n’avons pas choisi ces rapports de production, ils nous sont imposés par les détenteurs des capitaux et la classe politique qui sert leurs intérêts. Nous ne sommes pas coupables de leurs méfaits. (...) Cette course puritaine à l’achat vertueux est l’amorce d’une dépolitisation de la société par la consommation. »
Ce qui ne veut pas dire pour autant que Malet se soumette à cette situation. Dans la même interview il déclare: « Nous ne devons pas avoir honte de vivre dans un monde ignoble : nous devons conquérir le pouvoir et le changer. Nous devons plutôt montrer du doigt ceux qui doivent avoir honte des situations d’exploitations, les désigner, les nommer, en expliquant notre monde et son histoire, en expliquant la pyramide des classes. Il nous faut dire comment la logique d’accumulation du capital dirige le monde, montrer ses méfaits pour l’humanité et notre éco-système. »
Mais conquérir le pouvoir et le changer, ça veut dire quoi ? Le pouvoir, ce n’est pas (ce n’est plus ?) un système monolithe, concentré en un lieu, en une instance. Le capitalisme mondial financiarisé d’aujourd’hui se caractérise par l’intégration de contingence (imprévisibilité) , de diversité, mobilité et flexibilité. La gestion de ce système ne se fait pas nécessairement par l’exercice brutal de force et de violence, mais par le contrôle omniprésent et l’endoctrinement idéologique. Dans un modèle de société néolibéral qui dépolitise l’économie, le citoyen est considéré d’abord comme producteur/consommateur, à dresser en permanence – à l’école, en formation continue, dans la sécurité sociale, dans les média et la justice – pour son rôle sur le marché libre.
Si le pouvoir n’est plus localisable, mais diffus, comment alors conquérir ce pouvoir ? Il est illusoire de croire qu’un renversement durable des relations de pouvoir sociales ou la fin de l’exploitation puisse advenir par la seule voie de la démocratie parlementaire. Comme l’apprend l’histoire, les révolutions – pour autant qu’imaginables en Europe occidentale – n’ont que rarement ou jamais mené à une justice durable. Et, ironie du sort, l’approche des hippies des années 1960 et 1970, que l’on peut reconnaître jusqu’à un certain point dans d’actuels modèles de production ou de communauté se situant dans la marge du système capitaliste, n’offre plus de refuge non plus. Le rock ‘n’ roll nigger de Patti Smith, qui se retire « outside of society », se retrouve déjà depuis longtemps sur les t-shirts pour touristes à Christiania ; cela fait bien des années que l’on a découvert que toute subculture, toute minorité identitaire peut être transformé en bien pour le marché. L’uniformité, cela se vend, mais la diversité aussi.
Celui qui voudrait casser (ou au moins fragiliser) l’hégémonie culturelle d’un système de pensée qui part de la prémisse que chacun a le devoir de maximiser son profit individuel, devrait en tout cas attaquer le discours dominant et essayer de le changer. La langue – les mots – que tu parles dévoile ou occulte ce que tu veux dire vraiment. Partout dans la presse conventionnelle, quand il s’agit d’événements en Europe occidentale, « les forces de l’ordre ont dû disperser les manifestants » ou « intervenir pour rétablir la paix ». Mais quand on parle de la situation au Venezuela, « les troupes gouvernementales ont assommé une manifestation de citoyens ». Parler n’est jamais neutre, disait déjà Luce Irigaray.
Tout le monde veut « sauver le climat ». Mais le climat n’est pas une chose à sauver. Le climat, c’est ce que c’est, c’est-à-dire l’ensemble des phénomènes météorologiques qui caractérisent l'état moyen de l'atmosphère en un lieu donné et pendant une période relativement longue (trente ans). Ce climat peut être globalement froid ou chaud, humide ou sec, quitte instable ; le climat est la description d’une situation. Ceux qui prétendent vouloir sauver le climat, disent des mots vides, sans précision de responsabilités, objectifs, stratégies ou moyens.
Ce que l’on pourrait essayer de sauver, c’est l’ensemble des victimes du climat. On pourrait venir au secours de tous les éléments qui en un lieu donné sont en danger à cause d’un changement climatique. Si nécessaire, on peut appeler ces éléments des « victimes climatiques » ; il s’agira alors aussi bien d’êtres humains, que d’animaux, de mers, de forêts ou d’îles. Si tu précises qui tu veux « sauver », tu précises à la fois où se situent les responsabilités pour la situation, ce qui s’est passé exactement, ce qu’il faut faire pour remédier la situation, et qui doit assumer cette responsabilité. Pour « sauver le climat », pratiquement tout le monde sera d’accord : écoliers et leurs parents, EDF Luminus et Unilever, tous les gouvernements imaginables et les propriétaires qui veulent louer leurs terrains pour y faire installer des zoning éoliens. Mais si tu précises qui tu veux sauver, et de quoi, des noms ressurgiront, et des responsabilités, et des agissements d’exploitation et de destruction. Alors aussi bien les entreprises, que les consommateurs, les citoyens et les gouvernements devront se regarder dans la glace – et en porter les conséquences. Alors surgit le terme « transition juste », une approche socialement équitable dans laquelle la préoccupation environnementale (une transition vers une économie neutre pour le climat) va de pair avec de meilleures conditions de vie, en premier lieu pour les catégories sociales les plus fragiles. Ou, comme les média l’expriment d’un ton quelque peu dramatique : concilier fin du mois et fin du monde .
Il n’y a d’ailleurs pas que ceux et celles qui vivent dans des circonstances de précarité qui risquent de devenir les victimes de la « transition » ; par commodité on a tendance à l’oublier un peu que la production d’énergie renouvelable au cœur de la marche vers un futur vert crée ses propres « victimes climatiques » nouvelles. Il ne s’agit pas seulement des victimes qui tombent par et dans les environs de l’extraction de matières premières – les projets de mine en plein air pour l’exploitation de terres rares – dont on a besoin pour la production de ces sources énergétiques « durables ». Avec un brin de cynisme on pourrait dire que les victimes chinoises de l’exploitation de la néodyme pour les éoliennes ne sont pas tellement différentes des victimes qui tombent au Congo pour l’extraction du coltan pour la production de gsm. Les sauveteurs du climat savent très bien que les actions qu’ils et elles prônent ne cessent des faire des victimes – mais ça, on s’en inquiétera plus tard. A propos des dégâts que causent les éoliennes en mer, Jan Vande Putte de Greenpeace dit dans Médor : « On va trop vite, c’est clair. Mais on ne peut plus attendre pour faire des études car le réchauffement climatique aura, lui, des conséquences bien plus dommageables. On doit avancer et minimiser ensuite ces effets. » Mais aussi Etienne de Callataÿ, gestionnaire de fonds, considère lors d’un instant de réflexion que prévenir de nouvelles victimes n’a pas de priorité : « Comment aider les perdants de la transition? Mais cette réflexion ne doit pas freiner l’adoption des mesures. » (Le Soir, 8/9 décembre 2018) On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs – tu pourras dire que les sauveteurs du climat l’ont dit.
Mais bon, tout ce que tu peux faire aujourd’hui pour gérer un changement climatique, pourrait aider à minimiser les conséquences pour la terre et ses habitants. Dans l’interview à Solidaire Jean-Baptiste Malet dit encore : « Bien entendu, un boycott peut être une arme politique efficace. Et bien sûr, nous devons être responsable individuellement, ne pas faire n’importe quoi, agir selon notre conscience. À titre personnel, je boycotte certaines entreprises. Mais je sais pour autant que cela ne changera rien sans lutte politique structurée, sans combat collectif, sans conflictualité. » Il ne faut donc certainement pas renoncer au boycott. Depuis toujours le sabotage, la technique de saper volontairement le rendement industriel, est un moyen d’action des ouvriers. Le sabotage par le consommateur, c’est le boycott. Bien sûr, dans note société occidentale contemporaine, on ne peut se passer d’électricité, de télécom, de transport, de nourriture ou de consommation culturelle. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’on ne puisse pas se passer de mètres digitaux, de Google ou Facebook, de deux voitures, du Carrefour ou de Studio 100. Presque toujours on trouve des alternatives plus petites, proches, saines, autonomes, démocratiques, … bref des alternatives moins polluantes et donc meilleures pour le climat. Le Soir du 9 et 10 février 2019 consacre deux pages entières à une interview d’Anuna De Wever, la figure de proue de Youth for Climate. Le lieu du rendez-vous est le Starbucks à la gare Centrale de Bruxelles. Aurait-ce été un choix délibéré ? En tout cas, Starbucks est un exemple d’une entreprise qu’un boycott consommateur a forcé sur certains terrains vers une politique plus équitable, plus environnementale et fiscalement plus juste.
Bien sûr, acheter ses carottes à la Ruche au lieu d’au supermarché ne va pas changer le monde. Mais s’engager à de telles petites actions ne signifie pas non plus que l’on se rende à l’endoctrinement néo-libéral, qui fait de chaque individu le seul responsable de sa propre prospérité, et qui considère la société comme un marché pour le commerce efficace des richesses individuelles, tant bien matérielles qu’immatérielles. Si le capitalisme produit ses propres fossoyeurs (Marx et Engels), ou si le pouvoir inclut la résistance (Foucault), le capitalisme actuel contient toujours les formes classiques de rébellion (syndicat, grève, prendre l’espace) ; dans un système pourtant, basé en premier lieu sur le contrôle des citoyens individuels en tant que producteur/consommateur, cette même position est sans doute un lieu de résistance. Et si la politique s’est transformée en succession d’événements médiatiques, cela n’a pas beaucoup de sens d’organiser un contre-spectacle monumental. Alors ne restent que des tactiques de subversion.
Les petits ruisseaux font les grandes rivières (et les grands lacs). Et tout ce que, aujourd’hui déjà, tu peux contribuer à une transition juste, est un plus. Il faut le dire d’ailleurs : il y a déjà plein de gens qui essaient plus ou moins conséquemment et dans toute la mesure du possible de vivre une vie responsable envers la planète et ses habitants humains et non-humains. Tant de personnes – et pas seulement en Europe occidentale, mais aussi à des endroits auxquels on ne penserait pas spontanément, comme le Bénin par exemple – font déjà, chacune à son niveau, ce qu’elles peuvent pour un monde meilleur, juste et sain.
Mais une vraie transition juste et mondiale exige un agenda radical, non seulement pour faire face au réchauffement climatique déjà en cours, mais également pour parvenir à une société qui soit prête à écouter les besoins et désirs des êtres humains et non-humains, et à une redistribution des richesses et des ressources requises pour une économie durable. On ne peut donc pas compter sur les grandes entreprises, dont la raison d’être est le profit, ni sur les gouvernements, dont la raison d’être est la défense en temps instables de la propriété et des structures de pouvoir en place. Non, tu devras faire quelque chose toi-même – dans ta vie quotidienne. Non seulement faire pression sur les autorités ou les instances qui perpétuent l’exploitation et la pollution, mais choisir toi-même pour une vie sous le signe du respect pour ton environnement, vivant ou non-vivant, humain ou non-humain .
Personne n’a demandé la vie. Elle est un cadeau que l’on ne peut refuser ; tout au plus, on peut y renoncer. Les personnes qui sèchent l’école et battent le pavé « pour le climat » ont de la chance, matériellement, et de ne pas finir dans une cellule où les attend la torture et cent coups de fouet. Vivre sa vie et prendre soin que les autres puissent faire de même, et tout cela sans nuire à soi-même ou aux autres. Ce n’est pas rien – et plus facile à réaliser pour l’un.e que pour l’autre, selon l’énergie que l’on doit investir à simplement survivre. Mais « sauver le climat » ne signifie rien, si tu ne te mets pas en cause toi-même, et que tu ne t’occupes pas consciemment du monde et du système de croissance et d’exploitation impitoyable. Il n’y a pas de transition juste sans justice sociale.