Indignation
Beaucoup a déjà été dit et écrit sur le caractère révolutionnaire ou non des nouvelles formes de contestation de rue qui surgissent partout dans le monde depuis plus d’un an : des indignés ou indignados en Europe et l’Amérique latine, en passant par les variantes Etats-unisiennes et globales d’Occupy Wall Street, jusque même aux contestations sociales en Israël, à Chine ou en Russie. (Je fais abstraction du ‘printemps arabe’ ou des révoltes populaires au Moyen-Orient, parce que celles-ci semblent être dirigées en première instance contre des régimes politiques autoritaires nationaux, et qu’ils aspirent en premier lieu à un changement du pouvoir et/ou plus de démocratie.) En général, dans ces premiers mouvements mentionnés, il s’agit de personnes qui refusent de souffrir passivement les conséquences d’une crise politique dont elles ne sont pas responsables. Néanmoins, selon le politicologue italien Raffaele Laudani in Lettera internazionale 110, ces ‘nouveaux’ mouvements de contestation ont un clair caractère politique. Essentiellement, ils expriment l’indisponibilité de payer pour la faillite de systèmes politiques dont les institutions représentatives n’ont pas été en mesure de se soustraire au pouvoir ‘des marchés’ et de formuler une réponse adéquate à la crise économique (et politique et morale) de l’ordre global du néo-libéralisme (p.e. : http://youtu.be/tqeTGTU6FFg). Selon Laudani, l’action politique de ces mouvements est dirigée en première instance vers la destitution des pouvoirs politiques et économiques. Le but serait d’abolir la légitimité et la représentativité de ces systèmes de pouvoir, en indiquant clairement que l’on n’est plus disponible à accepter plus longtemps leurs actes et leur fonctionnement.
Cette interprétation du phénomène des indignados ou d’Occupy rappelle Laudani un classique de la littérature politique européenne : le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie, (1548). La Boétie naquit en 1530 et il était donc plein de jeune enthousiasme lorsqu’il écrivit son manifeste. Il vivait une période turbulente, dans laquelle une monarchie nationale naissante opprimait violemment les révoltes des paysans et des ouvriers qui souffraient sous les taxes montants. Selon La Boétie la population ne devrait pas résister le ‘tyran’ en le combattant, mais au contraire en retirant son consentement nécessaire pour le fonctionnement du souverain. En effet, l’obéissance au monarque ne fait pas part de la nature ‘objective’ des hommes ; elle n’est qu’une seconde nature qui ne peut se développer que parce que l’on ne suit pas son inclination à la désobéissance et l’on opprime la disposition à défendre sa liberté. En d’autres mots, c’est le peuple lui-même qui se soumet en servitude volontaire, qui sème les fruits afin que le tyran en fasse le dégât, qui meuble sa maison afin qu’il la pille, qui nourrit ses filles afin qu’il les abuse, qui nourrit ses enfants afin que le despote puisse les mener à la boucherie de ses guerres, qui s’affaiblit afin de le rendre plus fort à tenir plus courte la bride. (Le lecteur aura compris que ce passage est une paraphrase du texte de La Boétie, j’espère.)
Et quand-même : « et de tant d’indignités, que les bêtes mêmes ou ne les sentiraient point, ou ne l’endureraient point, vous pouvez vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre. »
Voilà ce que Laudani appelle ‘la destitution’ du pouvoir politique. Et d’avertir : la vocation de destitution de la part des indignés n’a peu à voir avec la tradition moderne de la désobéissance civile, dans laquelle la contestation est ‘civile’ en ce qu’elle est sans rébellion, une alternative à la révolution ou à des formes plus ‘extrêmes’ d’opposition politique. En effet, ce n’est que quand la désobéissance se libère de la pression de l’opinion publique et des impostures des institutions représentatives, et qu’elle bloque en tant qu’action directe le fonctionnement de la machine institutionnelle, qu’elle sera vraiment un acte de citoyenneté, l’expression concrète de la volonté de participer activement à la vie politique d’une communauté. C’est Raffaele Laudani qui le dit.
En tout cas, selon lui, ce que l’on voit est une nouvelle ‘ontologie politique’, une manière spécifique de concevoir le conflit politique. Le vouloir et le pouvoir de réaliser quelque chose de nouveau et de différent de ce qui existe ne passera pas par l’état qui garantirait l’implémentation des revendications des mouvements ; ce pouvoir réside dans le mouvement immanent d’un surplus, d’une abondance existentielle, qu’il ne faut donc pas conquérir, mais qu’il faut en premier lieu libérer de ses chaines et de la servitude où les gens mêmes l’ont enfermée.
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