Après l’avoir purifiée (sanitized), la CIA états-unienne (Central Intelligence Agency) a rendu publique en 2011 une note de recherche intitulée France : Defection of the Leftist Intellectuals (France : la défection des intellectuels de gauche)[i]. Le document original confidentiel date de fin 1985 et fut élaboré au sein de l’Office for European Analysis.
D’abord rappelez-vous le contexte politique. On est encore en période de guerre froide. L’OTAN a l’intention de déployer en Europe de l’ouest près de six cents missiles de croisière conçus pour le transport de têtes nucléaires. Partout en Europe se tiennent d’énormes manifestations contre l’OTAN et les Etats-Unis et leur politique d’armement. L’Union Soviétique existe encore, même si elle fait déjà l’expérience de fortes résistances organisées en Europe de l’est. En France, François Mitterrand a entamé la deuxième moitié de son premier septennat présidentiel. Le gouvernement va de crise en crise. Sa politique économique et sociale ne cesse de décevoir l’électorat de gauche ; au gouvernement Fabius de 1984 les quatre ministres communistes du PCF ont été remplacés. Une année plus tard, en 1986, l’union de la gauche perdra sa majorité à l’Assemblée Nationale.
L’étendue de la note est formulée ainsi : Intellectuals have traditionally played an influential role in French political life. Even though they have seldom sought a direct part in formulating policy, they have conditioned the atmosphere in which polities are conducted and have frequently served as important shapers of the political and ideological trends that generate French policy. Recognizing that their influence on policymaking is difficult to measure, this paper focuses on the changing attitudes of French intellectuals and gauges the probable impact on the political environment in which policy is made.
L’auteur/e de la CIA situe son rapport également dans le contexte d’un nouveau climat d’opinion intellectuelle en France, une atmosphère d’antimarxisme et d’antisoviétisme qui devrait rendre difficile toute mobilisation intellectuelle plus ou moins importante contre la politique états-unienne. D’ailleurs, il serait douteux que des intellectuels français voulussent encore – comme auparavant – soutenir des collègues européens hostiles envers par exemple la politique d’armement des Etats-Unis. Dorénavant, ce serait l’Union Soviétique qui aurait à se défendre contre les intellectuels de la Nouvelle Gauche, selon le rapport.
Les ‘intellectuels’ dans cette histoire, ce sont des journalistes, artistes, écrivains, profs, … ‘qui ont créé pour eux-mêmes un rôle d’interprétateurs de la tradition politique, c.à.d. des acquis de la Révolution française’. Dans son introduction l’auteur écrit : Intellectuals matter in France, probably more than in most Western democracies. They have traditionally played a key role in the political process as apologists for the positions of various parties and as important window dressing in the quest for domestic and international respectability. Moreover, they are listened to – talk shows and magazines featuring heavy doses of intellectual debate are very popular. For a variety of complex reasons, the left has claimed the vast majority of intellectuals since World War II and has provided some of them with substantial leadership roles. French intellectuals have routinely defended the domestic schemes of both Socialists (PS) and Communists (PCF), and they have led the charge against US policies in Europe and the Third World. President Mitterrand – an intellectual in his own right – has surrounded himself with "thinkers" and offered many important positions in his government to well-known intellectuals.
Pourtant, l’échec de Mitterrand à gagner au cours de son mandat ce support historiquement fort des intellectuels de gauche reflèterait un changement qui pourrait présager un nouveau rôle pour l’intelligentsia. No longer can his Socialist Party rely on the intellectuals to provide a rationale for its policies and actions and to sell that rationale to a French public that has customarily placed great store in the explanations of its intellectual élites.
Dans les quinze pages qui suivent, l’auteur développe deux trains de pensées. D’une part, il y aurait un tournant historique causé par le silence des intellectuels de gauche, d’autre part il constate une tendance répandue à abandonner toute idéologie en faveur d’une approche de la politique plus pragmatique, qui d’ailleurs saperait la stature des intellectuels en général. Indépendamment du déclin général de la philosophie d’inspiration marxiste, l’auteur attribue un rôle important dans ce tournant au soi-disant ‘nouveaux philosophes’ (Bernard-Henri Levy, André Glucksmann, Alain Finkielkraut). Pourtant, bien que ce ‘groupe de renégats du Parti Communiste, qui ont rejeté le marxisme et ont développé une profonde antipathie envers l’Union Soviétique’ soient devenus des personnalités médiatiques excitantes, il faut constater selon l’auteur que le climat antimarxiste et anti-soviet est devenu entretemps tellement dominant que les nouveaux philosophes n’ont plus rien de neuf à dire.
Je crois que la CIA a eu raison dans son constat de l’abandon des intellectuels de gauche et de la dissipation du climat anti-états-unien, mais que l’explication de ce phénomène est plus complexe que suggère le condensé dans le rapport. Dès les années soixante, dans le domaine de la philosophie, les influences marxistes de l’après-guerre ont été refoulées par entre autres des méthodologies (post-)structuralistes (Lévi-Strauss, Foucault, …), dans lesquelles les concepts marxistes du sujet comme acteur et de la nécessité historique n’avaient plus de place. Et en ce qui concerne le domaine politique, dès 1968 le PCF et son secrétaire général Georges Marchais avaient perdu rapidement toute crédibilité par leur communisme rigide, pour ne pas dire stalinien, à un moment où la gauche et les nouvelles forces sociales furent séduites par les cent fleurs de l’anarchisme, le trotskysme, le maoïsme, les interventions de Sartre et de Foucault, le féminisme, le tiers-mondisme, l’action directe et les comités de base, l’imagination au pouvoir et la plage sous les pavés.
Puis, il y avait le constat amer de Jean Baudrillard du paradoxe de la ‘gauche divine’, au pouvoir depuis quelques années, mais tout à fait inconsciente et ignorante de la plus totale indifférence des masses. « Le socialisme arrive au pouvoir quand toutes les énergies de dépassement, les énergies sociale de rupture, les énergies culturelles alternatives se sont plus ou moins épuisées », écrivit-il ; mais c’est justement par la grâce de cette indifférence que la gauche a pu conquérir le pouvoir, parce que rien de ce qu’elle avait à offrir pourrait faire la différence. Tout ce que la gauche institutionnelle réalisait n’était que la continuation du néo-libéralisme de la droite précédente.
Peut-être plus ou moins en résultante de ces deux évolutions, il y en eut une troisième : l’antagonisme capitalisme – socialisme cède progressivement à l’antagonisme totalitarisme – démocratie. Même les groupuscules de la gauche activiste changeaient peu à peu de perspective. Si l’appareil d’état fut dans un certain temps ‘fasciste’ et les syndicats bloquèrent la lutte de classe, ces mêmes gauchistes devinrent – avec leurs alliés des syndicats – les promoteurs des droits de l’homme et les défenseurs de la démocratie.
Mais oui, en effet, l’attitude critique envers les Etats-Unis a pratiquement disparu. Ce n’est peut-être qu’un détail, mais un détail bien révélateur : aujourd’hui l’adjectif ‘américain’ est employé sans scrupules pour désigner les Etats-Unis, même dans ces cas où l’on parle des relations avec d’autres états indépendants sur les continents américains, comme ‘la politique américaine par rapport au Mexique’. Luce Irigaray le savait déjà en cette même année 1985 : Parler n’est jamais neutre. Les nouveaux philosophes n’ont plus rien de nouveau. Au contraire, au fil du temps ils se sont montrés de plus en plus conservateurs, défenseurs d’une hégémonie états-unienne, sionistes et anti-arabes, nationalistes bornés et toujours plaignant le déclin de l’Ouest et ses valeurs universelles.
Et pourtant, depuis ces mêmes années 1980 il y a aussi une sorte de renaissance de l’intelligentsia communiste. Des intellectuels comme Antonio Negri, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Gianni Vattimo, Jean-Luc Nancy, Alain Badiou, Slavoj Zizek, … se réclament d’une nouvelle pensée communiste. Certes, ce communisme n’a plus rien à voir avec le parti comme avant-garde du prolétariat, ni même avec la lutte des classes, mais avec la défense des biens communs et la résistance mondiale et locale au pillages néo-libéraux. En 1996 Antonio Negri publie un recueil de courts écrits datant de la période 1989-1995 sous le titre L’inverno è finito (L’hiver est fini). En 2013, le sociologue marxiste Vivek Chibber écrit, dans la version du Monde diplomatique/Manière de voir : « Après un hiver que l’on croyait sans fin, on assiste au retour d’une résistance mondiale contre le capitalisme, … »[ii] Peut-on espérer ?
[ii] Vivek Chibber, ‘L’universalisme, une arme pour la gauche’, Manière de voir, 152, avril-mai 2017, 29-34.